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ETRE SAGE-FEMME DE FAMILLE, Farrida Hammani, sage-femme


Etre sage-femme de famille


Farida Hammani, sage-femme libérale , Marmande (France)

     Sage-femme de famille, sage-femme libérale, c'est le mode d'exercice que j'ai choisi, depuis bientôt 15 ans ... mais comment ne pas dire que nous sommes de moins en moins nombreuses à exercer notre art dans sa globalité, dans la totalité de sa responsabilité. Je suis allée à la recherche de chiffres afin que nous essayons de comprendre ce phénomène ... est-il isolé? Y-a-t-il un autre mode d'exercice qui soit plus valorisé dans notre pays? C'est ainsi que j'ai pris connaissance des dernières publications en matière de constats et de projets pour la maternité. J'ai cru comprendre que, non, les sages-femmes libérales ne sont pas les seules en dangers, toutes les sages-femmes sont menacées, et je ne pouvais pas, ne pas vous en parler ...

" Être sage-femme de famille» celà fait résonner en chacun de nous le temps où chaque famille avait" son docteur» mais aussi, " sa » sage-femme, une femme que l'on se représente très bien, allant en toutes saisons, de jour comme de nuit, de maison en maison, délivrer les" femmes en couches », comme on disait autrefois ...

   Image d'épinai ... image d'un temps révolu, évocation nostalgique ... cette femme qui avait présidé à la naissance de plusieurs générations, parfois, dans la même famille ... « Je vais voir Madame Machin, tu comprends, c'est elle qui m'a fait naÎtre ... »Eh oui, on comprend ...

     En fait, on comprend cinq minutes, car dès la sixième, on reprend notre analyse rationnelle de la situation. Heureusement que ce temps là est révolu! Maintenant, c'est moins romantique (beaucoup moins!) mais à la place, nous avons la" sécurité» celle qui a fait baisser la mortalité péri-natale, nous avons le confort, celui de la mère, prise en charge hôtelière dans les suites de couches, et le nôtre quand même, dans des lieux chauffés, avec du matériel à notre disposition, et du personnel, et surtout des horaires!

     Sur les routes, de jour comme de nuit, par tous les temps ... non mais, à quoi ça ressemble?

     Pensives, nous enfilons notre blouse avant d'aller voir s'il y a une" entrée» en salle, une" entrée» que l'on a jamais vue, avec laquelle on va devoir faire connaissance. Espérons qu'elle soit sympa, et qu'on va pouvoir s'occuper d'elle, car il y a là " césar» du 7 qui a mal, " l'I.V.G. »du 12 qui pleure, l'accouchée du 15 qui n'arrive pas à allaiter. Bon, je vais mettre" l'entrée» sous monito et je vais faire mon tour ... et une autre nuit commence pour la sagefemme de garde ... Une nuit comme tant d'autres, passée au service des femmes, dans la joie et dans la peine ... Mais aussi, toutes me le disent, de plus en plus dans la fatigue et le découragement. .. Comment celà est-il possible? Nous sommes censées faire le plus beau métier du monde?

     Nous faisons le plus beau métier du monde, c'est sûre! Et c'est parce que nous en sommes persuadées, parce que nous ne voulons pas lâcher les femmes que nous tenons le coup malgré les conditions qui nous sont faites dans l'exercice de notre profession.

     Nous avons connu des jours meilleurs, nous avons connu des temps plus durs, nous sommes maintenant dans une période où l'on nie jusqu'à l'existence même des sages-femmes. Il n'est que de lire le dernier plan quinquennal présenté par Madame Simone Veil et destiné à réduire la mortalité néo-natale dans notre pays. Un tableau nous parle du personnel médical permanent dans les maternités, ne prenant en compte ques les obstétriciens et les anesthésistes, les sages-femmes ne sont mêmes pas citées ! Pourtant, Madame Simone Veil, avez-vous trouvé en France une seule maternité qui fonctionne sans une sage-femme jour et nuit? Les résponses du gouvernement aux très mauvaises statistiques françaises en matière de périnatalité sont, une fois de plus, la fermeture des maternités de proximité, et la prépondérance donnée aux obstétriciens et aux anesthésistes. On apprend aussi qu'on prévoit la présence d'une sage-femme, comme si ça n'avait pas toujours été le cas.

     Car les statistiques françaises en matière de périnatalité sont très mauvaises, surtout si on considère le fait que nous sommes le pays d'Europe qui dépense le plus d'argent dans ce domaine. Je ne vous détaillerais pas ici les chiffres que vous pourrez retrouver en consultant la bibliographie, mais il m'a semblé intéressant d'en faire parler quelques uns et de vous les soumettre: depuis 1986, le nombre des accouchements a diminué dans notre pays, par contre, le nombre de césariennes a augmenté, avoisinant les 15 % sur le plan national (et vous vous souvenez du Professeur Malinas qui en dénonçait 40 % dans certains établissements). Ce chiffre est déplorable. L'O.M.S. affirme qu'il n'est pas justifié de pratiquer plus de 9 % de césariennes dans les pays industrialisés. Cela a entraîné une augmentation de la mortalité et de la morbidité maternelles et fœtales par détresse respiratoire, mais là n'est pas notre propos. Les dernières études nous disent aussi que le secteur privé pratique plus de césariennes que le secteur public. Or, voyez comme c'est drôle, il y a plus de sages-femmes par accouchement dans le secteur public que dans le secteur privé; pourquoi la relation de cause à effet n'est-elle jamais faite? Il est prouvé que ce n'est pas en augmentant le nombre de gynécologues obstétriciens que l'on a de meilleurs résultats (l'Italie, avec le plus grand nombre de gynécos par habitants se place au 10e rang en matière de mortalité péri-natale dans l'europe des 12). Les dernières études françaises constatentqu'il ya moins de césariennes quand il y a plus de sages-femmes dans la naissance. Depuis 1986, le nombre de sages-femmes pour 100 accouchements est resté stable dans le privé, et le taux de césariennes a augmenté, par contre le nombre de sages-femmes a augmenté dans le public (un peu !) et le taux de césariennes a diminué, que font les décideurs en matière de peri natalité ? Ces chiffres ne parlent-ils pas d'eux-mêmes?

     Monsieur Wagner, ancien responsable à l'O.M.S. nous le dit depuis de nombreuses années. En matière de périnatalité, on obtient les meilleurs résultats quand les sages-femmes ont un taux de formation et d'activité élévé : " Dans un pays où les sagesfemmes sont fortes, les femmes sont fortes! »

     Mais qui écoute l'Organisation Mondiale de la Santé?

     En France, les sages-femmes ont une des meilleures formations du monde, elles sont les seules du corps médical français à être formées à l'accompagnement, à la valorisation de la physiologie de la maternité, et au dépistage de la pathologie. Comment se fait-il alors que nous enregistrions des statistiques aussi désastreuses ? Se pourrait-il que ce soit parce qu'on ne leur laisse pas la place qui leur revient? Quand une profession de haute technicité, ayant en charge la vie de femmes et d'enfants, comme notre profession, est évaluée à 55 francs la consultation et ce, sans changements depuis 1988, cela donne une idée de l'estime, de la considération en lesquelles les tiennent les gens qui les emploient (en l'occurence la sécurité sociale, muette et qui tergiverse sur ce problème depuis des années) et les décideurs, en l'occurrence les responsables politiques qui n'hésitent pas à accepter 1,4 sage-femme je dis bien 1, 4 !!) pour 100 parturientes et s'étonnent ensuite des mauvais résultats. En cela, ils méconnaissent les enquêtes réalisées par l'Association Nationale des Sages-Femmes Libérales de France (Sages-Femmes libérales et césariennes, 1988), dans laquelle on constate que quand la grossesse et l'accouchement sont suivis par la même sage-femme, le taux de césariennes est de 4, avec une mortalité*. '( Extractions : 3,8 % .. mortalilé infantile: 0,50 % .. mortalité maternelle: 0 % .. prémoturité: 0,16 %. cf charle européenne de la sageJemme (1992) - Association SAGES-FEMMES International).  Il est interessant aussi de lire: " La maternité n'a pas de prix mais elle a un coût» de Françoise Olive (1991) où l'on constate que l'accompagnement global de la maternité eutocique par la même sage-femme coûte 5 fois moins cher à la société que le système actuel et avec une morbidité moindre).

     La profession de sage-femme étant traditionnellement un métier féminin, ce purgatoire en lequel elles sont maintenues serait-il à mettre en parallèle avec la situation qu'on leur offre sur le plan social? Rappelons-le: plus d'un français sur deux est ... une française, les femmes représentent 56 % des votants, 43 % d'entr'elles travaillent, dont 75 % sont aussi mères de famille et pourtant elles ne sont que 6 % dans la vie politique ...

     Je ne peux pas m'empêcher de vous citer une réflexion parue dans: " Cahier économique et social» (Décembre 1993) et qui traite de l'évolution du corps médical dans les prochaines années etqui estime, je cite que" Feminisation et vieillissement affecteront inéga-Iement les diverses spécialités» Est-il besoin de faire des commentaires?

     Femmes, sages-femmes, toujours et partout nos conditions sont parallèles, quand les sages-femmes souffrent dans leur art, les femmes souffrent dans leur corps et payent un lourd tribut à la maternité.

     Les sages-femmes souffrent du morcellement de leur connaissances, du sous emploi que l'on fait de leurs capacités. Les femmes souffrent du morcellement qu'on leur fait subir dans la maternité. En effet, classiquement, elles verront quelques minutes par mois leur gynécologue (quand elles nevont pas voir, d'abord, leur médecin généraliste, qu'elles connaissent mieux, ou leur gynécologue médical pour les mêmes raisons, et l'un comme l'autre les " orienteront» au 8e mois vers l'obstétricien). Si elles sont suffisamment informées, elles iront suivre des cours de préparation à l'accouchement chez une sage-femme, avec laquelle elles s'investissent souvent affective ment car elles luis sont reconnaissantes de démystifier l'accouchement. Malheureusement, ce ne sera que très rarement la même sage-femme qu'elles retrouvront à l'accouchement. De nouveau, il leur faudra établir une relation forte avec la sage-femme de garde, pour voir quelquefois arriver dans les dernières minutes le gynécologue accoucheur ... ou son remplaçant. .. et le bébé est à peine né qu'entrent en jeu le pédiatre et la puéricultrice ... Quel courage, quelle force intérieure, il faut à cette femme pour gérer toutes ces rencontres, toutes ces ruptures, tout en assumant ses propres transformations et son nouveau rôle de maman!

     Toutes les enquêtes, toutes les études parlent des effets dommageables et parfois iatrogènes de ce morcellement de la maternité.

     C'est pour lutter contre ce morcellement que nous avons choisi d'être sages-femmes libérales, sages-femmes de famille et que nous pratiquons l'accompagne- ment global de la maternité.

     Une année précieuse, une année unique de la vie d'une femme, d'un couple, d'un bébé, de la constatation de la grossesse à la rééducation périnéale, en passant par le suivi médical prénatal, la préparation à l'enfantement, l'accouchement bien sûr, la surveillance de la mère et de l'enfant dans le post-partum, l'aide à l'allaitement, le conseil en contraception, la sage-femme française est vraiment: " La personne ressource efficace autour de la naissance »

     Forte d'une formation en quatre ans qui comprend 1820 heures de théorie et 4370 heures d'enseignement pratique et clinique, elle est la mieux formée pour accompagner la grossesse normale, pratiquer l'accouchement normal, et être encore présente dans les suites de couches.

     Quand on sait que, au moins 80 % des grossesses et des accouchements sont finalement normaux, on voit que son champs d'action est large ...

     Nous verrons que cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de place pour les autres praticiens dans la naissance, mais qu'il est indispensable que nous soyons, comme dit ma collègue Monique Ribaud: Le " fil conducteur», le " garde fou» contre le morcellement, le lien entre toutes les étapes franchies par tous les partenaires de la naissance.

     Et ce n'est que si cette unité est respectée, que la pathologie (car il y a parfois pathologie) ne sera pas vécue comme un échec par la femme et que le spécialiste de la pathologie pourra intervenir au meilleur de sa performance et de sa compétence.

     Nous sommes nombreuses à estimer que, si nous pouvons présenter de meilleures statistiques, c'est parce que cette unité est respectée.

     De même, que le médecin de famille cherche à retrouver son rôle de" pivot» du système de santé, la sage-femme doit rester le " pivot» de la maternité.

     Dans la pratique, je constate que c'est quelquefois très tôt que nous intervenons dans la vie des femmes. Certaines jeunes filles se préparant à des examens dans les carrières para-médicales viennent en stage dans mon cabinet. Elles rencontrent des femmes enceintes, des couples, des bébés. Elles suivent les cours de préparation à l'accouchement. Régulièrement aussi, des écoles ou des centres de formation de la ville me demandent de venir parler de mon métier ou de grossesse et d'accouchement à des jeunes entre 14 et 17 ans. Je ne refuse jamais d'animer des" journées Santé » en direction des jeunes. Ce travail d'information, de prévention, non seulement me plait mais me semble indispensable pour que notre profession ne tombe pas dans l'oubli le plus total. Il me semble aussi combler une lacune pour ces jeunes qui, non seulement ont de moins en moins l'occasion d'être en contact avec le processus" maternité» avant de le vivre eux mêmes, à cause de la baisse de la natalité, mais surtout n'ont que très rarement l'occasion d'en entendre parler de façon positive, chaleureuse et valorisante, tant il est vrai que notre société ne privilégie trop souvent que la pathologie.

     J'ai eu aussi l'occasion de rencontrer dans mon cabinet des femmes déterminées, du genre qui vient vous voir avant d'être enceintes, histoire de vous tester, et de voir si elles pourront venir vous voir après, si vous correspondez bien aux critères qu'elles recherchent pour la naissance de leur enfant. Je dois avouer que j'ai beaucoup de tendresse et de respect pour ces femmes, qui pourtant me font parfois passer un " sale quart-d'heure» à force de poser des questions toujours plus pointues, de me pousser dans mes retranchements pour s'assurer de ma sincérité. Quand, rassurées et souriantes, elles se lèvent enfin, je sais que la partie est gagnée et que je les reverrais ... dans quelques mois.

     Notre humanité et notre complicité de femme est aussi sollicitée par les parturientes, même quand elles savent pertinemment que nous ne pourrons pas grand chose pour elles, techniquement parlant. Je veux parler de la fausse couche spontanée. Le mois dernier Isabelle demande un rendez-vous après une conversation où je sens bien que sa grossesse est menacée, et qu'elle le sait. Elle avait déjà pris contact deux mois auparavant parce qu'elle se savait enceinte et désirait accoucher chez elle. Mais elle savait reporté ce rendez-vous. Elle fait, avec son mari, 60 kms pour me confier les faits suivants: test de grossesse positif il y a deux mois, elle présente des saignements noirâtres depuis 15 jours, à la suite desquels elle demande une échographie. Un obstétricien lui annonce que la grossesse est arrêtée depuis longtemps et qu'il faut qu'elle soit hospitalisée le lendemain pour curetage; " Pourquoi si vite? "demande-t-elle ? " Parce qu'après ce sera mon associé, je pars en congé» répondit-il. Pas vraiment convaincue de l'intérêt de cet argument pour sa santé, et ayant, bien sûr besoin de temps pour se faire à cette triste nouvelle, Isabelle décide d'attendre une semaine, d'autant qu'elle ne souffre pas et saigne très peu. Elle repasse une autre écho avec le remplaçant cette fois, qui lui dit que le bébé a grossi entre les deux échos, mais que c'est sûr, la grossesse est arrêtée et. .. qu'il faut qu'elle soit hospitalisée le lendemain pour un curetage!

     Là, Isabelle ressent la nécessité d'une parole de femme, d'une parole de sage-femme. Nous passons un long moment à envisager toutes les éventualités, sachant que le plus vraisemblable est que malheureusement cette grossesse ne va pas tenir. Mais devant le " flou» médical: « ce bébé qui est mort mais qui se remet à grossir une semaine mais qui est mort quand même», elle ne sait plus ce qu'elle porte en elle, et se dit que si l'enfant a décidé de partir, il saura bien le dire lui-même. Je l'encourage en ce sens, d'autant qu'à l'examen, le col est long tonique, fermé. Le mari assiste à l'entretien, je le sens très affecté de cette situation, cet enfant était désiré, et il regarde avec tendresse et admiration cette compagne qui, simplement, pudiquement, vient demander un soutien et du temps pour faire son deuil de cet enfant là. Deux jours après elle me téléphone pour me dire que les saignements sont plus importants et que son col s'ouvre. Nous convenons alors ensemble que cette fois elle peut se fair hospitaliser car le curetage pourra se faire dans les meilleures conditions. Elle m'appelera trois jours plus tard pour me remercier de" l'avoir laissée y croire encore un peu », car ditelle, dans ce temps là le bébé a pu se permettre de partir, et elle a pu accepter ce départ comme étant une expression de la liberté de son enfant. Et, elle me donne rendez-vous pour le prochain, qui lui, restera, elle en est sûre!

     Ce cas met en évidence le besoin de lieux où la parole peut-être exprimée et entendue par des professionnels qui sachent écouter sans juger, en respectant le rythme et l'hisotire de chacun. Il est indispensable que nous, sages-femmes, gardions cette spécificité auprès des femmes.

     Nous l'avons vu, la constatation de grossesse peut être par la sage-femme. Mais comme une visite médicale est obligatoire avant le quatrième mois pour avoir droit aux primes prénatales, c'est souvent à partir de ce moment là que les femmes demandent leur première consultation, même si la plupart, surtout celles qui ont déjà accouché avec nous, s'offrent le plaisir de nous annoncer cette nouvelle grossesse par téléphone ou par courrier.

     La loi de 1982, nous ouvre des possibilités très étendues en matière de surveillance de la grossesse normale: la prescription de tous les examens biologiques de « routine» est de notre compétence. Un problème cependant : nous pouvons prescrire une N.F.S., mais pas unesidérémie, ni uneferritinémie, ce qui est assez anachronique en 1994.

     Notre rôle pendant la grossesse sera aussi de dépister la pathologie. Comme le disait notre consœur Astrid Limburg : " Le filtrage de la pathologie se fait chez la sage-femme, une sagefemme est familiarisée avec toutes sortes de pathologies. Son but n'est pas de manier la pathologie mais de la dépister aussi tôt que possible et de l'adresser à l'obstétricien. La sélection, physiologie ou pathologie est entre les mains de la sage-femme ".

     Mais quelques, années d'expérience nous permettent de comprendre que souffrance n'implique pas nécessairement pathologie : en voici un exemple fréquent: Christine se présente à sa 2e consul-tation prénatale. Elle attend son premier bébé, qui vient juste d'entrer dans son quatrième mois d'existence. Elle est triste, elle est pâle.

     Commence alors l'énumération des maux. Consciencieuse, je note ce qu'elle me dit sur son dossier: elle dort mal, a des nausées, ne mange plus rien mais grossit trop, d'ailleurs elle est ballonnée, a mal aux jambes et des fourmis dans les doigts ... Me revient cette phrase concernant le langage organique: " ii n'est organique que de n'être pas langage » (O. Vasse). Je pose donc mon stylo et j'écoute Christine. Elle s'en rend compte et continue d'un air de plus en plus pathétique, comme pour mieux me convaincre. Enfin, le flot des mots s'arrête. Doucement, dans le silence apaisant, je lui demande : " Et avec votre mari, ça va ?" Un éclair passe sous les paupières de Christine qui relève la tête: méfiance, circonspection ... Christine me jauge ... J'essaye mentalement d'ouvrir toutes les portes de mon cabinet, faire rentrer de l'air, apprécier le silence ... j'attends ...

     Un sourire se dessine sur les lèvres de Christine. L'éclat de ses yeux veut dire autre chose : complicité, humour ... en quelques secondes, elle a pris du recul. Christine a décidé de faire confiance: après tout, ne sommes nous pas entre femmes? Bien sûr, elle parlera de son mari qui a dû partir en déplacement toute la semaine. Nous apprécierons ensemble ces petits maux, mais surtout nous essayerons de situer le bébé dans le ventre. Nous entendrons son cœur, " allons, tout va bien, se dit Christine, je suis bien enceinte et ce bébé va me donner le courage de supporter l'absence de son père ". Bien sûr, il aurait été plus rapide-et ça aurait peut-être fait plus" sérieux» de prescrire un anti-acide gastrique, et encore autre chose pour la circulation, et un bilan sanguin complet, etc ... Que ne sommes-nous capables de prescrire pour ne surtout pas entendre l'angoisse de l'autre, pour ne pas perdre trop de temps, pour passer pour des gens sérieux sachant manier les ordonnances ... !

     Le temps, c'est le plus beau cadeau que nous puissions faire, nous sages-femmes de famille, aux couples qui nous font la joie, j'allais dire l'honneur de partager avec eux ces moments privilégiés.

     Nous ne nous sentons pas toujours comprises dans cette attitude par nos collègues, où nos amis médecins et obstétriciens qui travaillent plus dans le « faire » que dans le « laisser-faire ». Quand il m'arrive de parler d'une nuit blanche et encore d'une matinée dans l'attente d'un col, d'un corps (et nous savons qu'il s'agit aussi d'un cœur et d'un esprit) qui s'ouvrent, je les entends penser que, avec eux, ça n'aurait pas trainé comme ça. On aurait fait çi, et on aurait fait ça. Nous avons aussi souvent l'impression que, sous-entendu, il y a la notion de "faire prendre des risques », les fameux risques ... Tous les chiffres, nous le savons, démentent cela. Il y a moins de risques à prendre du temps, à respecter le rythme de la femme, celui du bébé, parfois celui du père, qu'à instrumenter par « précaution ».

     Je voudrais vous faire partager, pour conclure, une petite « tranche de vie » d'une sage-femme libérale, d'une sage-femme de famille ...

     Je vois avec inquiétude la fin de l'année 1993 approcher et avec elle, 8 accouchements prévus à la maison sur 3 semaines ...

     Laurence attend le deuxième pour le 21 novembre. Christine aussi. Joke attend le quatrième pour le 1 er décembre. Nathalie pour le 2. Mireille, pour le 3. Brigitte attend le troisième pour le 4. Béatrice, le quatrième pour le 10 et Françoise, le premier pour le 15.

.. Comment vais-je gérer tout ça ? Et si deux se mettent en travail en même temps?
     Fort heureusement, la vie a mis sur ma route Cécile, une sage femme qui me remplacera au cabinet pendant que j'irais sur les routes ... De jour comme de nuit, vous vous souvenez? Et par tous les temps ... parlons en du temps: pluie et brouillard constants sur le Lot et Garonne!

     Ça commence un dimanche soir à 23 heures par un appel d'Ed dard, le mari de Joke " Vite, vite, elle a des contractions depuis une demi heure, et depuis 10 minutes c'est fort! »Alors, vite, vite, je saute dans ma voiture et arrive juste à temps pour accueillir un petit Luc qui sort comme un bouchon de champagne. Il n'est pas bien gros mais montre un tel enthousiasme à têter que je quitte la famille, 2 heures après, sans aucun souci.

     C'est surtout pour Laurence que je suis soucieuse. Je n'aurais peut-être pas dû accepter: elle habite à 130 kilomètres, soit 1 h 30 de route ... Mais comment refuser? Laurence a appelé vers le 7° mois, d'une voix très angoissée: " Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi, j'étais venue, il y a 6 ans, faire la préparation à l'accouchement, j'ai accouché sous péridurale et avec forceps à l'hôpital. Entre temps j'ai changé de nom, de région, et j'attends un deuxième enfant avec mon nouveau compagnon. Je suis suivie par un gynécologue et je devais accoucher à l'hôpital du coin. Je suis allée visiter hier. Les sages-femmes étaient très accueillantes. ça avait l'air bien, mais, comment vous dire. Tout m'est remonté (elle pleure), mon accouchement et mon premier couple raté, ma solitude après, mes autres interventions chirurgicales, tout c'est mélangé ... Je crois que je ne pourrais pas ... alors, j'ai pensé à vous, si vous acceptiez de venir chez nous pour l'accouchement, d'autant que mon nouveau mari est tout à fait d'accord ... et pour ma fille aussi, on en a tant vu toutes les deux, je ne veux pas la quitter» "Que dire, comment refuser? Est-il normal qu'un couple soit obligé de faire 130 kilomètres aller et autant au retour pour rencontrer une sage-femme? Il yen avait une installée dans cette région. Elle a mis la clef sous la porte au bout d'un an faute de travail. J'ai donc accepté de recevoir ce couple, sous toutes réserves de physiologie bien sûr. Laurence était sous Utrogestan, la panacée en obstétrique en ce moment semble-t-il.

     J'ait tout de suite été conquise par ce couple conscient qui s'est préparé sérieusement à cette naissance. Ils venaient dormir chez des amis de Marmande la veille des rendez-vous. La grossesse s'est terminée sans problème (et sans Utrogestan).

     C'est dans la nuit du 18 novembre, vers 22 h 30 que Laurence a ressenti les premières contractions. Compte tenu de la distance, j'ai décidé de me mettre en route aussitôt. Le futur père n'était pas resté inactif en m'attendant. Dans la chambre où était prévue la naissance, il faisait 25° C. La lumière était douce. Le sol était protégé par du plastique. Nous avions réglé ensemble tous ces détails lors d'une précédente visite que je fais toujours à 38 semaines.

     A mon arrivée, Laurence était tranquille. Elle montait et descendait de la cuisine à la chambre. Le col était à peine ouvert à 2 centimètres et épais. Même chez elle, elle avait besoin de temps pour investir ce nouvel accouchement. Nous lui laisserons ce temps. La petite fille de 5 ans dormait à poings fermé. J'ai laissé le couple dans sa chambre, dans son lit, avec mission pour le mari de donner des granulés homéopathiques à sa campagne toutes les 30 minutes, et de bien la masser. Je suis allée lire dans la pièce d'à côté. A 3 heures du matin, le col était plus souple, la poche des eaux bombante, les contractions plus longues. Laurence a trouvé du soulagement à s'asseoir sur le siège (d'accouchement- Siège d'accouchement ou Birth Mate mis au point par des sages-femmes des Pays Bas)). A 6 heures, elle était à 6 centimètres, à 7 heures, un bout de col résistait encore. Laetitia s'est réveillée. A la demande de ses parents, je suis allée la voir: " Le bébé est en route, il sera bientôt avec nous, tout va bien, ta maman va bien, peut-être qu'elle va crier un peu, mais c'est normal, c'est pour se donner du courage ... " La fillette m'écoute sérieusement ". Elle me connait. Elle est venue plusieurs fois au cabinet. Elle a envie de me faire confiance, et quand je lui dis que sa maman préfère qu'elle reste dans sa chambre jusqu'à la naissance, que je viendrais la chercher tout de suite, elle me croit, 10 minutes plus tard, nous l'entendons chanter dans sa chambre. Laurence sent que tout est en place, le col passe à complète dilatation. Le bébé s'engage, et c'est à 9 h 15 que nous accueillons Benoit, dans une explosion de joie. Laetitia a compris, elle est déjà derrière la porte quand je sors pour l'appeler. Le moment est à la rencontre. Le moment est à la tendresse. La sagefemme s'éclipse discrètement et attend derrière la porte que ces quatre là fassent connaissance, s'embrassent, pleurent souvent en pensant qu'il rient. ..



     Je reste à portée de voix, et quand je sens que la tension retombe un peu, je reviens, rituel de la section du cordon, évacuation du placenta (de réalisation très simple quand les femmes sont sur le siège d'accouchement) soins à la mère et à l'enfant, mise au sein ... gestes simples, ancestraux, évidents ... gestes de femmes? de sages-femmes ...

     Je quitterais une maison apaisée et heureuse vers 12 heures. La maman de Laurence est en route pour s'occuper du ménage quelques jours. Le jeune père, complètement sur un nuage, a besoin de temps pour atterir, et se met en congé paternité pour au moins 15 jours ... Pas question pour Laetitia d'aller à l'école aujourd'hui ... n'est-ce pas ainsi que ça devrait toujours se passer?

     Je réintègre mon cabinet à 13 h 30 ou un groupe de jeunes écoliers m'attend depuis le matin. Nous parlons ensemble de maternité. Ils ont préparé des sandwichs. A 14 heures arrive un groupe de mamans pour le massage des bébés. La vie continue. Appel vers 18 heures de Laurence: "tout va bien ".

     J'y retournerais le lendemain matin (3 heures de route, une heure sur place). J'effectuerais un examen somato-neurologique du nouveau-né et la surveillance normale de la mère. S'il révélait le moindre problème, je demanderais une consultation pédiatrique ou du médecin de famille généraliste au 8e jour. Dans la mesure où tout va bien, je viens en visite à domicile tous les jours pendant trois jours, puis un jour sur deux jusqu'au 8e jour chez les multipares, et tous les jours pendant 8 jours pour les premiers bébés. Au 8e jour, je pratique le test de Guthrie, repèse le Bébé, m'assure que le rendez-vous avec le médecin généraliste a bien été pris. Il faut dire que la plupart d'entre eux nous sont finalement reconnaissants de cette pratique, car celà leur redonne l'occasion, rare pour eux. Depuis l'avènement des pédiatres, d'examiner des nouveau-nés. Je donne rendez-vous pour la visite post-natale et le bilan périnéal à 1 mois et demi. Bien sûr, celà est modulable, et il est toujours possible que je sois appelée au 108 jour et même au 208 : c'est aussi une originalité de la sage-femme libérale auprès des femmes dans la matemité : nous sommes responsables de la maman 12 jours après l'accouchement, et de l'enfant 1 mois après sa naissance.

     C'est aussi une réalité dure à vivre au quotidien, pour des raisons financières, et nous évaluerons cet aspect tout à l'heure.

     Christine a eu la bonne idée de se mettre en travail, le 25 novembre, c'est à dire juste une semaine après Laurence, dont j'avais cessé la surveillance la veille. Christine m'appelle donc à 8 heures du matin, le 25 novembre, elle a des contractions régulières depuis 5 heures, supportables. Elle habite à une trentaine de kilomètres. C'est donc tranquillement que je me mets en route ... A mon arrivée, même plaisir, même calme, même chaleur. .. Leur enfant Léo, 2 ans plein de santé est chez sa grand-mère, vu le tonus, c'est plus sage ...

     Christine était venue me voir en consultations prénatales pour le suivi médical de sa première grossesse et la préparation de l'accouchement, mais n'avait pas, comme elle dit, franchi le pas de l'accouchement à domicile, seule altemative puisque, à ce jour, je n'ai pas de plateau technique à ma disposition. Elle était donc allée accoucher à l'hôpital, où tout c'était très bien passé, hormis une infantilisation qu'elle déplorait.

     Pour le second enfant, le choix du domicile lui a semblé évident, et quand je suis arrivée, elle était déjà dilatée à 7-8 centimères. Pendant le reste du travail, elle a établi une relation privilégiée avec son radiateur, s'accrochant à lui, s'accroupissant, et éclatant de rire chaque fois qu'elle en prenait conscience ...

     Et c'est à 10 h 57 que Nathan, un superbe bonhomme de 4 kg 200 est venu nous rejoindre, tout étonné d'être déjà au port et continuant de pousser avec force sur ses pieds plusieurs minutes après sa naissance.

     Je prendrais beaucoup de plaisir à vous emmener encore avec moi pour l'accouchement de Françoise, qui nous a surpris dans la nuit du 27 novembre, alors qu'on l'attendait le 15 décembre, et de Mireille, qui, la nuit suivante, nous a offert un deuxième petit garçon, et de Nathalie, qui nous a présenté Sarah encore la nuit suivante ... Et enfin, sont nés, dans l'ordre, Julie et Colin.

     Ce que je voulais mettre en lumière, c'est que tous ces enfants sont nés à la maison (et chacun leur tour !) mortalité, morbidité périnatale: 0 %, césarienne 0 %, épisiotomies: 0 % (sur 8 accouche-ments, 6 périnées intacts, 2 petites déchirures sur anciennes cicatrices), hospitalisations: 0 %, allaitement au sein: 100 %.

Pour ce travail, la sage-femme a passé:
- 72 heures en accouchements, dont 30 heures de nuit, dont la plupart ne seront pas prises en compte. Quand la naissance a lieu après 8 heures du matin, l'accouchement est considéré comme ayant eu lieu de jour, même si l'on a passé plusieurs heures de nuit. Cela a été le cas pour Françoise, auprès de laquelle, j'étais à 4 heures du matin et dont le bébé est né à midi, pour Brigitte, qui m'a appelée à 3 h 30 et qui a accouché à 9 h 28, de Mireille, qui a accouché à 8 h 07, après 4 heures de travail, de Laurence, pour laquelle je me suis mise en route à 22 h 30 et dont le bébé est né à 12 heures.
- 50 heures en surveillance postnatale comprises dans le forfait accouchement et que nous facturons (V-C) = 21 francs, mais oui ...
- 90 heures sur les routes, pour un minimum de 5400 kilomètres, dont au moins 20 heures de nuit.

     Pour ce travail, la sage-femme a facturé, environ, 7980 francs pour les forfaits accouchements, soit 122 heures de travail, salaire horaire brut: 65 francs.
Elle a également facturé 8640 francs d'indemnité kilométriques, indemnité Horaire brute: 96 francs.

     Ce qui donne une moyenne de rémunération de 80 francs brut de l'heure, dont il faut bien sûr soustraire l'essence, l'amortissement de la voiture, les cotisations U.R.S.S.A.F., et à la caisse de retraite, le loyer du cabinet et ses charges ... j'en oublie sûrement. ..

     C'est lamentable et cela ne fait que s'aggraver (toutes nos charges augmentent, mais nos honoraires sont bloqués depuis 1988, à des niveaux ridicules ... qui s'en soucie? .. ) La perte des valeurs est-elle dans ce pays que seul compte le rapport de force, et les représentants des sages-femmes n'en ont aucun. Voilà, des années que l'on nous promène d'une réunion à l'autre, d'un projet à l'autre, d'un ministère à l'autre ... même quand nous arrivons enfin à obtenir une loi (après 9 ans de procédure) comme celle qui nous permettrait d'avoir enfin accès aux plateaux techniques hospitaliers, toutes les raisons sont bonnes pour nous les refuser ou pour nous faire passer par le chas d'une aiguille ...

     Comment voulez-vous que des jeunes sages-femmes décident de se risquer à l'accompagnement global de la maternité?

     Pourtant, nous sommes encore un certain nombre à y croire, et même des jeunes, puisque Cécile, qui me remplaçait l'an dernier, est devenue mon associée cette année.

     Aujourdh'ui trois dames ont demandé un rendez-vous et nous vivons déjà dans le plaisir de cette nouvelle rencontre. Comme nous savons le faire, comme nous essayons toujours de le faire au mieux, nous les accueillerons là où elles en sont de leur histoire. Nous les accompagnerons avec le plus de conscience et le plus d'amour possible sur ce beau chemin de la maternité, parce que nous savons, et c'est toute la beauté de notre métier depuis le début de l'humanité, que c'est en accompagnant avec conscience et amour la naissance de chaque enfant qui naît dans le monde que l'on peut gagner le pari de plus de conscience et de plus d'amour dans le monde de demain.

 


 

 











19/07/2009
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